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J'ai fait un rêve, M. le président. Ah non! Non non non, pas du tout. Pas un rêve comme ça. Je ne suis pas un Nègre historique. Je suis un vieux journaliste blanc, tout ce qu'il a de plus prosaïque. J'ai seulement rêvé que vous me donniez une entrevue et je prépare ici quelques questions, mais franchement ne vous fatiguez pas à me répondre. D'ailleurs je ne suis pas à Washington, je suis en Alabama.

Ce que j'y fais? Je parle de vous. Tiens, je sors à l'instant du Mullen's Barber Shop. Savez-vous bien, M. le président, combien ces gens ont peur de vous? Ils ont peur que vous augmentiez les taxes. Ils ont peur que vous leur retiriez leurs armes. Que ferons-nous si des bandits attaquent notre famille? m'ont-il demandé. J'sais-tu moi. Ils ont peur que vous interdisiez la peine de mort. Je les ai rassurés comme j'ai pu. J'ai dit : mais non, il a dit ça comme ça pendant sa campagne, c'était juste pour parler.
Tenez, ce matin, à Greensboro j'ai interviewé un monsieur noir, la quarantaine, Ron Ross, prof d'histoire et de religion dans une modeste école privée, la Warrior Academy où il est aussi entraîneur de l'équipe féminine de balle-molle. Lui non plus n'a pas voté pour vous. Question de valeurs familiales, m'a-t-il dit.
Je ne pouvais pas voter pour quelqu'un qui est en faveur du droit des gais. En faveur de l'avortement. Et pire encore pour quelqu'un qui n'a pas arrêté de nous promettre « plus de gouvernement », plus de justice sociale.
Qu'avez-vous contre la justice sociale, M. Ross?
Je trouve insupportable que le gouvernement aille chercher de l'argent dans la poche de gens qui l'ont honnêtement gagné pour le redonner à Dieu sait qui...
Mais ceux qui n'ont rien?
Pour ceux-là il y a la charité, m'a répondu M. Ross.
La différence entre vous et moi M. le président, c'est que moi je ne pourrais pas être président des États-Unis. Aujourd'hui, vous allez prêter serment d'être, pour les quatre prochaines années, le président de TOUS les Américains. Moi je ne pourrais pas. Moi je dirais: Je m'engage à être le président de tous les Américains, SAUF de Ron Ross, ce connard.

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Au fait, M. le président, je ne vous ai toujours pas posé de question. Ça fait un peu drôle pour une entrevue, mais bon, on continue comme ça pareil? On verra bien.
Alors. Alors dimanche je suis allé à la messe. Avec Anne ma logeuse qui, elle, y va tous les dimanches dans une église noire différente pour en faire une chronique dans l'hebdo régional. Ce dimanche, c'était à l'église baptiste Pleasant Grove Missionary. C'était, monsieur le président, ma-gni-fique. Exactement comme vous l'avez dit dans votre discours sur la race, dont j'ai copie ici, je vous laisse la parole : dans ces églises noires on rit à gorge déployée, on tape des mains, on crie, on hurle des choses incongrues, ces églises contiennent toute la tendresse et la cruauté, l'intelligence et l'ignorance la plus choquante, l'amour et l'amertume...
Comment avez-vous pu oublier, M. le président, les chapeaux des dames? Le chapeau de la dame en tailleur rouge dans la rangée devant moi était, tenez-vous bien, en forme de corbeille à fruits! Avec des fruits dedans! Une banane, une pomme, un ananas, des amulettes en plastique, mais quand même.
Le chapeau de sa voisine était tout de plumes, comme si elle avait porté un faisan sur la tête. Je pensais à ma pauvre mère à l'église, petite grenouille grisouille ratatinée sous son foulard, si j'avais le malheur de tousser: chut! Je peux bien être athée aujourd'hui.
Vous l'étiez aussi, je crois, athée, M. le président, par votre maman blanche et gogauche. On peut dire - thanks God - que vous avez eu de la chance finalement d'être touché par la Grâce, vous ne seriez jamais devenu sans cela, président des États-Unis - one nation under God.
Ah tiens, j'en ai une question. Pensez-vous que la foi vient plus aisément aux enfants dont la maman porte une corbeille de fruits en guise de chapeau, avec une banane en plastique dedans?
J'en ai une autre. Combien de temps cela prendra-t-il pour avoir un président des États-Unis athée? Athée et nègre?

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Je ne vous ai encore pas dit, M. le président, que je suis très heureux de votre élection. Et en même temps inquiet comme tout le monde.
Je viens d'aller traîner au Midtown Village de Tuscaloosa où l'immense magasin Circuit City annonce sa vente de liquidation. 567 magasins Circuit City à travers les États-Unis vont fermer. La deuxième plus grande chaîne de magasins d'ordis, de télés, de cellulaires, etc... C'est pas l'euphorie dans les midtown villages d'Amérique, M. le président.
Comme tout le monde, je trouve que vous avez fait une campagne extraordinaire. Reste que je me demande si les qualités qui permettent de se faire élire de cette façon, ne sont pas exactement contraires à celles requises pour gouverner.
Votre campagne avait du fond, ce n'est pas ce que je veux dire, mais elle était quand même toute séduction. Vous avez séduit l'Amérique. Aujourd'hui vous l'épousez. Ma question, quand vous vous promenez dans les midtown villages - vous y promenez-vous? - que vous voyez ces ventes de faillite partout parce que le pouvoir d'achat baisse, regrettez-vous d'avoir mis enceinte la mariée? Pas aujourd'hui c'est la fête, mais demain, aller vous freaker de la voir si grosse d'espoir?
Je sais que vous êtes fou de basket, monsieur le président, je vois dans le numéro du Rolling Stone qui vous est consacré une récente photo qui vous montre dans une pratique des Tar Heels de la Caroline-du-Nord, vous êtes en extension et vous vous apprêtez à shooter de la gauche. Moi aussi je suis gaucher, je peux vous dire un truc? Votre poignet n'est pas assez cassé, votre lancer ne sera pas fluide, si ça rentre, ça ne fera pas floutche. Mais c'était pas pour vous dire ça.
Quand j'étais petit, mon équipe préférée c'était les Celtics de Boston qui gagnaient tout le temps avec rien que des Blancs dans leur «cinq de départ». Les Celtics ont regagné la finale de la NBA le printemps dernier, pour la première fois depuis 30 ans : rien que des Noirs, pas un Blanc!
Vous faites un peu chier, non? La Maison-Blanche. Mon équipe blanche. Obama lave plus blanc, mon oeil. Cela prend de plus en plus l'allure d'un take over hostile votre histoire.

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Peut-on parler un peu de poésie pour finir, M. le président? Ce poète que vous appelez Frank dans votre livre Les rêves de mon père, qui buvait du whisky dans un vieux pot de confiture, ce poète que vous alliez visiter parfois, vous a dit juste avant votre départ de Hawaii pour l'Université Colombia, vous a dit, je le cite tel que vous le rapportez:
Comprends une chose mon garçon. Ils vont te donner un grand bureau et te dire que tu fais honneur à ta race. Jusqu'à ce que tu veuilles vraiment commencer à diriger les choses, et là ils tireront sur la chaîne et te feront savoir que tu es peut-être un nègre bien dressé, bien payé, mais que cela n'empêche pas que tu sois un nègre.
Ma question, M. le président : le fait que ce bureau qu'ils vous donnent aujourd'hui soit ovale, change-t-il quelque chose à l'avertissement de votre vieil ami le poète?
Vous lui aviez demandé ceci : Es-tu en train de me dire, Frank, que je ne devrais pas aller à l'université?
Non, vous a-t-il répondu. Je te dis au contraire d'y aller, mais de garder les yeux ouverts.
Je n'ai pas de question là dessus, M. le président.
Pierre Foglia
La Presse

1 becs michokotés:

C'est très beau cet article. ça dit bien toutes les contradictions de l'Amérique. J'ai trinqué à la santé de Monsieur le Président ce soir en écoutant son discours mais j'ai aussitôt été prise de panique face à l'espoir qu'il a fait naitre dans le coeur de tous ces gens. 4 ans? Il n'aura jamais le temps de régler les injustices qui règnent au pays de la liberté: le racisme, la peine de mort, le port d'armes, l'obésité massive, le système de santé, le système carcéral...Un vent de renouveau souffle, il retombera peut-être, Obama est un homme il a surement de nombreuses faiblesses, mais ce soir ce souffle de renouveau est là. C'est suffisamment rare pour ne pas en profiter.
Bises

20 janvier 2009 à 15:44  

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